L’Enigme de la Restauration de l’Espace

Michel Poivert, 2020. Extrait.

« Vous, mes heureux lecteurs, qui avez le privilège de vivre dans l’Espace. »
Edwin A. Abbott, Flatland, 1884

Au chapitre « La Restauration de l’Espace » de L’Encyclopédie des arts de Flatland, diffusée en 2690, une œuvre singulière et restée anonyme est citée à plusieurs reprises comme ayant été, dans une période désormais fort lointaine, précurseuse de la révolution volumétrique que nous connaissons aujourd’hui.
Six siècles après la révolution de Flatland — qui avait été la seule et unique réponse des États fédérés de la planète au défi climatique —, toute une génération rêve de rétablir la 3e dimension. Aux origines de ce mouvement contre-révolutionnaire, il y a la découverte des archéologues spécialistes de la période dite du « numérique ». Ils sont parvenus à extraire d’appareils du XXIe siècle certaines métadonnées, et notamment des datas appelées « images 3D » qui fascinent les nouvelles générations. En effet, pour qui n’a connu que la vie à Flatland, la perspective volumétrique symbolise un paradis perdu. Lorsque les travaux de l’Anonyme « restauratreur d’espace » ont été redécouverts, ils ont suscité une émotion qui a encouragé les artistes dits « de la relève » dans leur projet. Mais, peut-être faut-il rappeler ce que furent les principaux décrets pris à la fin des années 2080, et l’intérêt voire même la solution que représenta alors l’œuvre d’Edwin A. Abbott.
Flatland, l’unique ouvrage du théologien, a pour ainsi dire remplacé la Bible. Publié à la fin du XIXe siècle, quasiment ignoré du grand public, Flatland présente les mémoires d’un citoyen habitant un monde réduit à deux dimensions, qui est depuis longtemps devenu le nôtre. Ce récit d’anticipation était bien plus qu’une fantaisie littéraire, il s’est révélé deux siècles plus tard le grand récit prophétique à l’heure de la décroissance mondiale. Ainsi, les travaux des astrophysiciens associés à ceux des neurobiologistes ont abouti dans les années 2080 à la découverte du grand principe de repliement du monde. Les ingénieurs fédéraux ont travaillé à la construction de grandes centrales de souffle inversé qui ont permis la réduction de régions-tests à deux dimensions, dont la vie s’est mise à ressembler à celle que l’on mène dans le récit d’Abbott. Généralisée à toute la planète, qui désormais ne consomme quasiment plus d’énergie, la loi de Flatland a mis la Terre en sommeil et créé une nouvelle ère où, désormais, les vents ne rencontrent plus d’obstacle.
On aurait pu croire que les œuvres de l’artiste encore anonyme, dont on ne conservait que quelques fantômes digitalisées, auraient rejoint le musée de Flatland, mais il n’en a rien été. Certains sont néanmoins parvenus à en produire des fac-similés qui se mirent à circuler sous le manteau. En secret, pourrait-on dire, toute son œuvre a servi à la rééducation des regards résistants. Entendons qu’ils sont les outils d’entrainement des artistes « de la relève » qui, durant de longues séances, s’adonnent à l’observation de ces œuvres antiques pour parvenir à retrouver la sensation du volume comme de la profondeur.


Une nouvelle de Michel Poivert, écrite en 2019 pour l’exposition Atlante à la Galerie In Situ – fabienne leclerc et revue en 2020 pour l’ouvrage Diaporama, Le Point du jour – centre d’art / éditeur. lepointdujour.eu