Sur la pratique de Constance Nouvel
Paul Sztulman, 2020
Extrait d’entretien, Diaporama, Le point du Jour – centre d’art / éditeur.
[…] Une des choses qui revient constamment au sujet de ton travail, que ce soit dans tes propos ou dans ceux des critiques et des visiteurs, c’est qu’il semble mu moins par une exploration d’une situation particulière du monde réel que par une interrogation sur la manière dont la photographie opère. Si le regard se retourne ainsi, de la chose montrée vers le médium qui produit cette opération, c’est que tes images elles-mêmes y invitent selon différents biais. On est confronté en effet à des photographies qui peuvent être pauvres en informations (motifs simples, paysages lointains), ou qui semblent des reproductions d’illusions (décors de zoo, peintures murales, photos encadrées, trompe-l’œil). Parfois ce sont des captations de manifestations lumineuses et de phénomènes confinant à l’abstraction, sans oublier cette récurrence des reflets dans lesquelles se superposent plusieurs espaces, ton usage du flou et certaines épreuves présentées en négatif, etc. Je ne sais pas si un inventaire serait judicieux, mais le point commun semble bien l’ambiguïté et le trouble de la vision photographique. Deux collages réalisés à partir d’ouvrages techniques sur le tirage photographique attirent notamment l’attention sur la manipulation du phénomène lumineux. Te situes-tu dans une tradition photographique qui interroge l’ontologie de son médium comme écriture de la lumière ?
Pas exactement. Du monde réel à l’image, l’opération photographique est forcément interrogée, mais de manière périphérique. Le médium n’est pas une fin en soi, plutôt un levier ou un déclencheur me permettant de mettre en forme des expériences et de faire appel à des projections mentales. Au fil de mes recherches, je me suis bien sûr intéressée aux pratiques qui induisent une réflexion sur l’image. Cependant, mon but n’est pas d’interroger l’essence de l’image en tant que telle ; je suis davantage attirée par son pouvoir agissant, la manière dont elle met en question le réel et ce qu’elle peut déclencher chez le spectateur d’un point de vue physique, cognitif.
Enfant, on m’a souvent dit que j’étais dans la lune. Ce qui m’intéresse dans ces moments d’absence, c’est le basculement entre la chose vue et la chose imaginée, sans même qu’on ait besoin de fermer les yeux. Inconsciemment, le regard glisse d’une attention active aux images extérieures à une forme d’intériorisation. Passer ainsi d’un registre à l’autre, sans s’en apercevoir, produit la sensation de traverser des espaces, d’être en permanence ici et ailleurs. Cette ambivalence est ce que je recherche en photographie — l’idée que l’approche du réel peut se faire par un mouvement d’oscillation entre ce qui est vu et la manière de le voir.
Les deux collages que tu mentionnes combinent à chaque fois un schéma technique et une photographie quasi-abstraite dans une composition suggérant un changement d’échelle ou un déplacement des formes : Solaire bleu évoque l’angle d’un filtre polarisant par rapport à l’orientation de la lumière, et Infrarouge mime le geste du tireur lorsqu’il fait du « masquage » pour retenir de la lumière sous l’agrandisseur au moment du tirage. Ces collages évoquent donc bien un processus photographique et l’action de celui, artiste ou technicien, qui en est l’opérateur. Mais ce qui m’intéresse surtout est de considérer que le spectateur est lui aussi un opérateur. D’une certaine manière, nous sommes tous observateurs du monde réel et acteurs dans la réalisation de nos propres images, mentales et subjectives. C’est du moins de cette manière que je voudrais aborder la photographie, comme une expérience qui redouble celle du réel.
En regardant ton travail, on ne peut manquer de s’interroger sur les liens qui unissent des images photographiques si disparates et si peu disertes sur l’occasion de leurs prises de vue. On devine que le travail de dessin et de peinture sur les murs permet d’envelopper, dans un même espace, cette diversité de motifs et de rendus photographiques, mais la question demeure néanmoins de ce qui anime cette étrange collection d’images variées et les façons dont elles en viennent à s’éclairer les unes les autres. Peux-tu dire comment tu réalises et sélectionnes ces images et comment tu pioches dans cette accumulation pour construire les propositions que constitue chaque exposition ?
Je ne réalise pas les images en fonction d’un projet d’exposition, pas plus que je ne conçois une exposition par rapport à un ensemble d’images préexistant. Les images sont en quelque sorte le matériau avec lequel un espace se construit.
Les moments de prise de vue sont différents à chaque fois. Le plus souvent, je délimite des temps spécifiques, souvent en voyage. Autrement dit, je ne suis pas à la recherche de sujets précis, plutôt d’un état d’attention différent. Lorsque je sais que certains lieux intéressants vont être sur mon chemin, comme un muséum d’histoire naturelle par exemple, je m’organise pour m’y hasarder. Pour autant, je n’ai jamais entrepris d’aller faire tous les muséums d’histoire naturelle d’une région. Mes planches-contacts ressemblent donc à des suites d’images disparates, sans véritable logique de projets ou de sujets. Une fois les images développées, elles sont archivées et peuvent rester longtemps latentes avant que je décide de les utiliser. Ce n’est pas une procédure spécialement pensée, davantage un besoin de les faire mûrir en les oubliant un peu. Ainsi, elles sont moins des souvenirs que des images à redécouvrir autrement. Quand un projet d’exposition se dessine, je réunis d’abord des images qui fonctionnent ensemble selon des rapports de complémentarité ou de contraste. Il n’y a donc pas de cohérence de chronologique ou de géographique, plutôt un jeu de résonances.
En 2018, lorsque ce projet a démarré, j’achevais une réorganisation de mes archives. Ce travail m’a permis de réfléchir très concrètement au processus de création, intuitivement mis en place lors de mes études. Je remarquais alors que chaque image passait obligatoirement par différents états : négatif, tirage-test, ébauches de formes, installations in situ et reproductions d’installations. Par sa forme et sa matérialité, la photographie gagnait une existence propre et pouvait être considérée en dehors de la situation qui l’avait vu naître. […]