Jour double
Taddeo Reinhardt, 2023
“Qu’on enlève son cadre ou le trait de sa coupe, et voilà qu’il s’agrandit comme l’eau se répand.”
Clarice Lispector, Agua Viva, 1973
L’exposition Jour Double s’ouvre sur un diaphragme. Chaque lamelle de celui-ci est le fragment d’une image ou d’une matière qui, en s’interrompant et se chevauchant les unes les autres, donnent comme une impression de fracture ou de miroir brisé. La pièce se tient là comme une énigme et la précision des découpes, qui libèrent ces détails des contraintes du format, renvoie à ce qui y est tout autant une évidence qu’une absurdité : une image est son tout, ainsi que, selon les mots de Clarice Lispector, « le moindre morceau de miroir est toujours le miroir tout entier. » (1)
Dans sa pratique, Constance Nouvel joue de cette ambiguïté, de la liberté nouvelle que s’octroie une image en s’arrachant à son endroit, son contexte, son instant, et de cette capacité à être à la fois tout et fragment. Elle s’intéresse aux passages, aux états transitoires et aux rencontres qui font l’essence d’une image et la rendent insaisissable. Pour sa troisième exposition personnelle à la galerie In Situ – Fabienne Leclerc, elle pense un paysage composite qui rend compte d’un désir d’adresser les notions de perception et de transmission du regard.
Au fil du parcours que tirent les œuvres, des rythmes et des souffles singuliers se succèdent. Au-delà de la photographie, Nouvel engage dans cet ensemble de nouvelles formes, en particulier de la vidéo et de la poésie, qui ponctuent l’ordre établi dans l’exploration des thèmes chers à l’artiste : le décor, la matière, le cadre, le doute. L’exposition joue d’effets de linéarité et de scansion, trouvant son harmonie dans le détail et le lien. Le long poème Horizons s’en trouve lui-même fragmenté, projeté par diapositives, existant dans l’espace comme une série d’images fugaces – des photographies, pourrait-on dire. La photographie, elle, se cherche ailleurs que dans ses aises. Les images suggèrent plus qu’elles ne décrivent, comme lorsque des estompes au graphite les prolongent se jouant de notre perception des lieux (Titre à venir) ou qu’une même image se sérialise et se transforme, devient sculpture, dessin, trompe l’œil et prolonge le regard (À l’œuvre). Les espaces au sein et hors des images s’imbriquent ou se contaminent, composant subtilement avec des effets d’ombres, de lumière de perspective et de volumes. La grande pièce tapissée de Titre à venir qui nous accueille sur le palier de l’exposition, délicatement prolongée et contourée d’un noir profond, illustre bien l’ambivalence qui en dérive : où se situent le réel et sa représentation, l’un par rapport à l’autre, l’un et l’autre par rapport à nous ? Ici, il y a un pas à faire ; là, un recul à prendre. Le tout sans perdre l’équilibre.
La surface d’une photographie est ainsi souvent chez Nouvel le seuil d’un espace profond et incertain. Les images, seules ou associées, immenses ou minuscules, parfois déployées, étendues, démultipliées ou englouties dans l’espace qui les accueille, soulèvent doutes et interrogations en offrant rarement des réponses explicites. Elles sont à appréhender autrement. La lisière y est un motif récurrent, exploité autant formellement que conceptuellement. Elle est investie et éprouvée, autant dans le geste, le cadre que le regard. Les images se tiennent en équilibre, parfois précaire, entre des registres, des réalités, des interprétations. Constance Nouvel investit comme des sujets des distinctions, des variations, des associations entre ce qui est vu et ce qui est perçu ; entre ce qui est perceptible et ce qui est atmosphérique ; entre ce qui est reconnaissable et ce qui ne l’est pas ; entre ce qui paraît proche et ce qui semble loin ; entre ce qui est réel et ce qui est factice ; entre ce qui est factice et qui devient réel.
Les éclats qu’elle capture sont ainsi assemblés en un tout fugitif et provisoire. Des paysages aux allures figuratives côtoient des émulsions abstraites sur papier photosensible, les mots côtoient les photogrammes, dans un geste qui questionne forme et essence de la photographie. Les espaces, les temporalités s’emmêlent, déployant ainsi une réalité nouvelle, sans entrave, résultat en premier lieu de deux phénomènes : un regard qui s’attarde et la réflexion d’une lumière dans un morceau de miroir, « l’espace le plus profond qui existe. »
(1) Clarice Lispector, Agua Viva, 1973, Éditions des Femmes – Antoinette Fouque